X

On était le 12 septembre.

— Plus que quarante-huit heures ! dit Mary Aldin.

Sur quoi, comme Thomas Royde la regardait, elle rougit et se mordit les lèvres.

— Alors, fit-il, c’est là votre sentiment ?

— Je ne sais pas ce que j’ai, expliqua-t-elle. Jamais, de toute ma vie, je n’ai attendu avec plus d’impatience le départ d’un de nos invités ! D’habitude, pourtant, nous sommes heureuses d’avoir Nevile… Heureuses aussi d’avoir Audrey…

Thomas indiqua d’un signe de tête qu’il comprenait parfaitement.

— Mais, cette fois, poursuivit-elle, on a l’impression d’être assis sur un tonneau de dynamite. À tout moment, ça peut exploser ! C’est pourquoi la première chose que je me suis dite ce matin, c’est : « Plus que deux jours ! »… Audrey s’en va mercredi, Nevile et Kay partent jeudi…

— Et vendredi, c’est mon tour !

— Oh ! vous, je ne vous compte pas !… Vous êtes solide comme un château fort et je m’en félicite ! Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous !

— J’ai joué le rôle de l’État-tampon.

— Mieux que cela !… Vous avez été si gentil… et si calme ! Ce satisfecit peut vous sembler ridicule, je sais ce que je veux dire.

Thomas sourit, content au fond, mais un peu gêné.

— Je ne sais pas, reprit-elle d’un air songeur, pourquoi nous avons tous été tellement tendus… Après tout s’il y avait eu… un éclat, la chose eût été ennuyeuse, embarrassante, mais rien de plus !

— Je crois que vous avez redouté pire…

— Certes, oui !… C’est, et bien caractérisé, comme un sentiment de crainte… Et les domestiques l’éprouvent, eux aussi ! Ce matin, la petite bonne a fondu en larmes et m’a donné ses huit jours, sans l’ombre d’un motif. La cuisinière est inabordable. Hurstall devient difficile à manier et Barrett elle-même, Barrett dont le calme est légendaire, Barrett donne des signes de nervosité !… Tout ça parce que Nevile a eu l’idée grotesque de faire des amies de sa première et de sa seconde femme, dans l’espoir d’apaiser sa conscience !

— Espoir qu’on a tout lieu de croire déçu !

— Cela ne fait pas de doute. Kay… approche du moment où elle ne pourra plus se contenir et je ne peux m’empêcher d’avoir pour la pauvre petite un peu de sympathie !

Après une courte pause, elle ajouta :

— Avez-vous remarqué comme Nevile s’empressait auprès d’Audrey, hier soir, quand elle nous a quittés pour monter se coucher ? Il l’aime encore, Thomas, et ce divorce a été une erreur… Une erreur dramatique…

Thomas bourrait sa pipe. D’une voix rude, il dit :

— Il aurait dû y penser plus tôt !

— Évidemment, on dit ça, mais ça ne change rien aux faits. Toute cette affaire a un côté tragique et je plains Nevile.

— Les gens comme Nevile…

Il se tut brusquement.

— Les gens comme Nevile ?

— Les gens comme Nevile, reprit-il, s’imaginent qu’ils peuvent faire tout ce qui leur fait plaisir et avoir tout ce qu’ils désirent ! Je ne crois pas que, de toute sa vie, Nevile ait jamais subi un échec avant ce qui lui est arrivé avec Audrey. Aujourd’hui, il apprend ce que c’est ! Audrey n’est plus pour lui. Il peut faire toutes les simagrées qu’il voudra, il faudra qu’il en prenne son parti !

— Je crois que vous avez raison, mais je vous trouve bien sévère. Audrey aimait tellement Nevile quand elle l’a épousé et ils s’entendaient si bien !

— D’accord. Mais maintenant, elle ne l’aime plus.

— C’est ce que je me demande, dit-elle à mi-voix.

— Et puis, continua Thomas, je vais vous dire autre chose. Nevile ferait bien de se méfier de Kay. Elle est de ces femmes qui peuvent devenir dangereuses. S’il la pousse à bout, rien ne l’arrêtera !

Mary poussa un soupir et revint à sa remarque initiale.

— Enfin, dit-elle, nous n’en avons plus que pour quarante-huit heures !

La mort de Mr. Treves ébranla fortement la santé fragile de lady Tressilian. Heureusement les obsèques furent célébrées à Londres, ce qui fut moins pénible pour la vieille dame que si cette cérémonie avait eu lieu à Saltcreek. Cependant, dans cette maison, où tout le monde, maîtres et domestiques, était à bout de nerfs, la vie, depuis quatre ou cinq jours était devenue bien difficile. Mary se sentait lasse et découragée.

— Le temps y est aussi pour quelque chose, dit-elle tout haut. Il n’est pas normal !

C’était vrai. Ce début de septembre était trop beau, avec des chaleurs exceptionnelles. Plusieurs fois, le thermomètre était monté à 25° à l’ombre.

— Vous vous plaignez du temps ? fit Nevile, qui sortait de la maison. Le fait est que c’est presque à n’y pas croire ! Plus nous allons, plus il fait chaud ! Et pas un souffle de vent ! Ça finit par vous porter sur les nerfs !

Il regarda le ciel et ajouta :

— Pourtant, j’ai l’impression que nous aurons de la pluie d’ici peu !… Cette température tropicale ne peut pas durer !

Thomas Royde, sans en avoir l’air, s’était éloigné peu à peu. Il tourna le coin de la maison et disparut.

— Sortie du sombre Thomas, remarqua Nevile, gouailleur. Qu’on ne me raconte pas qu’il raffole de ma compagnie !

— C’est un si brave garçon ! dit Mary.

— Pas d’accord. C’est un type à l’esprit étroit, plein de préjugés et d’idées préconçues…

— Je crois qu’il avait espéré épouser Audrey. Et puis, vous êtes venu et vous la lui avez prise…

— Il avait eu quelque chose comme sept ans pour se décider à la demander en mariage ! Est-ce qu’il se figurait que la pauvre fille allait rester à sa disposition jusqu’au moment où il serait enfin fixé sur ses intentions ?

Mary réfléchit un instant et dit :

— Et peut-être qu’en fin de compte ce mariage se fera tout de même !

Nevile fronça le sourcil.

— Audrey épouserait ce vieil ours ?

Il ricana et poursuivit :

— Elle vaut mieux que ça !… Je ne vois pas Audrey devenir la femme de Thomas-le-Taciturne !

— Je suis convaincue qu’elle a pour lui beaucoup d’affection.

Il rit.

— Vous êtes, toutes, d’incorrigibles marieuses ! Vous ne pouvez donc pas laisser Audrey savourer un peu sa liberté ?

— Si elle la savoure vraiment…

Il dit, vivement :

— Vous croyez qu’elle n’est pas heureuse ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Moi non plus, avoua-t-il. On ne connaît jamais ni les pensées d’Audrey, ni ses sentiments…

Après un petit silence, il ajouta :

— Mais elle est de bonne race et, ce qu’on peut assurer, c’est qu’il n’y a en elle rien de trouble, rien de vil !

Tout bas, pour lui-même plus que pour Mary, il conclut :

— Ah ! on peut dire que j’ai été un imbécile !

Mary rentra dans la maison, toujours ennuyée, mais se répétant une fois encore les mots qui la réconfortaient : « Plus que quarante-huit heures ! »

Incapable de rester en place, Nevile se promena un moment de long en large sur la terrasse. Ses pas le menèrent ensuite au fond du jardin. Audrey, assise sur un petit mur, rêvait, regardant en contrebas la rivière qui était haute, l’heure étant celle de la pleine mer.

Dès qu’elle aperçut Nevile, elle sauta à terre et vint à sa rencontre.

— Je rentrais, dit-elle. Je sens qu’on va servir le thé…

Sa voix manquait de naturel et elle évitait les yeux de Nevile. Il fit demi-tour et, sans mot dire, se mit à marcher de son côté.

Comme ils arrivaient sur la terrasse, il s’arrêta.

— Audrey, demanda-t-il, est-ce que je pourrais te parler ?

Elle répondit, très nerveuse :

— Je crois qu’il vaudrait mieux que non !

— Ce qui signifie que tu sais ce que j’ai à te dire ?

Elle baissait la tête et restait muette.

— Alors, reprit-il, qu’en penses-tu ?… Est-ce que nous ne pouvons pas repartir à zéro ? En oubliant tout ce qui est arrivé depuis notre séparation ?

— Même Kay ?

— Kay comprendra.

— Qu’entends-tu par-là ?

— Simplement que j’irai la trouver et que je lui dirai la vérité, m’en remettant à sa générosité. Je lui dirai, ce qui est vrai, que tu es la seule femme que j’aie jamais aimée…

— Tu aimais Kay quand tu l’as épousée !

— Ce mariage a été la plus grosse erreur de ma vie ! Je…

Il se tut. Sortant du salon par la porte-fenêtre qui ouvrait sur la terrasse, Kay venait vers eux. Une froide colère se lisait dans ses yeux.

— Navrée, dit-elle, d’interrompre cette scène attendrissante ! Mais je crois qu’il commence à être temps !

Très pâle, Audrey s’écarta et dit d’une voix blanche :

— Je vous laisse.

— Si vous voulez ! lança Kay. Vous avez fait tout le mal que vous vouliez faire, n’est-ce pas ? Je m’occuperai de vous plus tard ! Pour l’instant, c’est à Nevile que j’en ai…

Il essaya de l’apaiser.

— Voyons, Kay, Audrey n’est pour rien dans tout ceci ! Il n’y a pas de sa faute. Blâme-moi, si tu veux…

— C’est justement mon intention ! fit-elle, se retournant vers lui. À la fin, pour qui te prends-tu ?

Il eut un sourire amer.

— Pour un pauvre type, va !

Elle reprenait :

— Tu quittes Audrey, tu m’emportes sans que j’aie le temps de dire « ouf ! » et tu obtiens de ta femme qu’elle divorce ! Tantôt tu m’adores et tantôt tu m’envoies au diable ! Et voilà, maintenant, que tu prétends retourner à cette sale souris, à cette vilaine figure de fantôme ambulant…

— Assez, Kay !

— Assez, si je veux ! Qu’est-ce que tu crois ?

Nevile était livide.

— Tu peux, dit-il, me traiter de tous les noms que tu voudras, je te préviens que tu perds ton temps !… Toi et moi, ça ne peut plus continuer ! Je crois sincèrement, vois-tu, que je n’ai jamais cessé d’aimer Audrey !… Mon amour pour toi, ce fut un coup de folie !… Mais c’est fini !… Nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre et je ne te rendrai pas heureuse… Alors, Kay, finissons-en et tâchons de nous quitter bons amis ! Sois généreuse, Kay !

Elle dit, soudain fort calme :

— Exactement, que me proposes-tu ?

Les yeux au sol, le front têtu, il répondit :

— Nous pouvons divorcer. J’abandonnerai le domicile conjugal…

— Ça demandera du temps !

— J’attendrai.

— Et après, tu demanderas à la douce et patiente Audrey de remettre ça !

— Si elle veut de moi !

— Et comment qu’elle voudra de toi ! s’écria-t-elle, avec un accent canaille. Et moi, qu’est-ce que je deviens là-dedans ?

— Tu seras libre et tu referas ta vie avec quelqu’un qui vaut mieux que moi !… Naturellement, je veillerai à ce que tes ressources !…

— Garde tes boniments pour d’autres !

Elle élevait la voix, criant presque, incapable de se contenir plus longtemps.

— Écoute-moi bien ! dit-elle. Je ne me laisserai pas faire et je ne divorcerai pas. C’est parce que je t’aime que je t’ai épousé et je sais très exactement quand tu as commencé à te détacher de moi : c’est le jour où je t’ai appris que je t’avais suivi à Estoril. Il te plaisait de voir dans notre rencontre une volonté du Destin, ça flattait ta vanité d’homme et tu m’en as voulu de ta déception !… Eh bien ! je n’ai pas honte de ce que j’ai fait ! Tu m’as aimée, tu m’as épousée et je ne te laisserai pas retourner à cette mijaurée qui veut te repincer ! Ce qui vient d’arriver, elle l’a voulu, mais elle en sera pour ses frais !… Elle ne t’aura pas ! Je te tuerai plutôt !… Tu entends ? Je te tuerai, s’il faut ! Et je la tuerai aussi ! Je vous verrai morts, tous les deux, et je…

Nevile fit un pas et la saisit par le bras.

— Tais-toi, Kay, pour l’amour de Dieu. Tu n’as pas le droit de faire des scènes pareilles ! Ici, moins que partout ailleurs !

— Pas le droit ! Tu vas bien voir !

Hurstall apparut sur la terrasse. Impassible, il annonça que le thé était servi.

Ils se dirigèrent vers la porte du salon.

Dans le ciel, des nuages noirs s’amoncelaient.

 

L'heure zéro
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